Le 16 février 2010, le politologue Jean-François Bayart a écrit à Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche. Nous reproduisons sa lettre qui a déjà été publiée par Mediapart.
Paris, le 16 février 2010
Mme Pécresse
Ministre de l’Enseignement supérieur
et de la Recherche
s/c M. Philippe Gillet
Directeur du Cabinet
MESR
1, rue Descartes
75231 Paris Cedex 05
Madame le Ministre,
Je me vois dans la pénible obligation de vous adresser cette lettre ouverte pour contribuer à dissiper le malaise qu’a créé, au sein d’une partie de la communauté scientifique nationale et internationale, le traitement, depuis cinq ans, de mon dossier personnel de candidature à une promotion au grade de directeur de recherche de classe exceptionnelle par la Direction générale du CNRS, dont vous exercez la tutelle.
Je ne vous demande aucune faveur ou mesure personnelle. Le moment venu, les juridictions compétentes diront s’il y a eu, comme je le pense, excès de pouvoir, et aussi abus de pouvoir et harcèlement moral à mon encontre. Dans ce cas, elles répareront le préjudice que je subis. Dans cette attente, la reconnaissance scientifique que m’accordent mes pairs et le Comité national du CNRS, seule instance légitime d’évaluation de mes activités et de ma carrière, suffit à mon réconfort. Mais la détermination avec laquelle la Direction générale du CNRS me refuse, sans explication, la promotion dont le Comité national me juge digne soulève le problème plus général de la conception de l’évaluation scientifique que le gouvernement met en œuvre. En effet, ce dernier a nommé la direction de l’institution dont je dépends, exerce son autorité directe sur elle et lui a confié la mission de réformer cet organisme. Il est donc directement engagé par ses décisions administratives.
Les faits auxquels je me réfère sont simples. Directeur de recherche de première classe, j’ai déposé une première candidature en vue de ma promotion au grade de directeur de recherche de classe exceptionnelle (DRCE) en 2005. Dès cette première candidature, la section 40 du Comité national dont je relève m’a classé premier parmi les candidats qui lui avaient soumis un dossier et a recommandé à la Direction générale ma promotion, ce qui m’a naturellement comblé. Je ne me suis pas inquiété de ne pas avoir été en fin de compte promu, car le nombre des postes de DRCE disponibles est inférieur à celui des promotions que les différentes sections du Comité national suggèrent. J’ai donc déposé une nouvelle candidature en 2006, et derechef la section 40 m’a classé premier. Cette année là, je n’ai pas non plus été promu par la Direction générale. En 2007, à nouveau classé premier par la section 40 du Comité national, je n’ai pas plus été choisi par la Direction générale, qui néanmoins a promu au grade de DRCE un autre politiste, M. Sabouret, au titre, il est vrai, de sa carrière de gestionnaire de la recherche plutôt qu’à celui de son œuvre scientifique. En 2008, la section 40 m’a une nouvelle fois classé premier, tout en recommandant que me soit décernée la Médaille d’Argent du CNRS; la Direction générale, non seulement n’a tenu compte d’aucun de ces deux avis, mais encore a promu DRCE M. Jaume, que la section 40 avait classé troisième. Enfin, je viens d’apprendre que la Direction générale a de nouveau repoussé, en 2009, ma promotion, que stipulait, pour la cinquième fois consécutive, la section 40 du Comité national en continuant à me classer premier parmi mes pairs également candidats.
En résumé, l’évaluation de mon dossier par le Comité national, je le répète seule instance habilitée, est sans ambiguïté. Dès ma première candidature au grade de DRCE, sa section 40 m’a classé premier, et a maintenu ce rang depuis cinq ans. Je précise que la composition de la commission de cette section a été entièrement renouvelée entre-temps, et que ce sont donc en fait deux commissions successives qui ont procédé à ce classement. Pourtant, la Direction générale du CNRS se refuse à suivre leur avis persistant. Son attitude à mon encontre est d’autant plus choquante qu’elle m’a préféré, au moins à une reprise, un candidat moins bien classé que moi-même, et qu’elle s’est félicitée, dans une lettre adressée au personnel en date du 9 décembre 2009, d’une augmentation de 43 postes de DRCE, dont le nombre est passé de 27 à 70.
La section 40 s’en est évidemment émue par une lettre au Directeur général du CNRS et lors d’une rencontre avec M. Bruno Laurioux, directeur scientifique des sciences humaines et sociales, lors de sa session de printemps, les 18-20 mai 2009. Si j’en juge par le compte-rendu de ladite session, ce dernier a argué de la «souveraineté de la Direction» en la matière et a déclaré que «l’excellence n’est pas le seul élément à prendre en considération». De quel autre critère M. Laurioux a-t-il voulu parler? D’après le compte-rendu, il ne l’a pas précisé, en dépit des questions insistantes qui lui ont été posées. Des compétences administratives? Mais elles entrent dans le champ de l’évaluation du Comité national, au même titre que les activités d’enseignement. En l’occurrence, je suis un chercheur qui enseigne, y compris à l’étranger, où je suis régulièrement invité et où mes travaux ont été largement traduits, notamment en anglais. En outre, j’ai dirigé le Centre d’études et de recherches internationales, l’un des plus gros laboratoires du Département des sciences de l’Homme et de la société du CNRS, de 1994 à 2000. Et ce, d’une manière telle que l’administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques m’a proposé la direction scientifique de cette dernière à l’issue de mon second mandat, et que je figurais dans la «liste courte» des trois noms envisagés par le CNRS à la même époque pour prendre la direction du Département des sciences de l’Homme et de la société.
Je soumets donc à votre haute attention, Madame le Ministre, une double question:
1. Approuvez-vous le principe de la «souveraineté de la direction» du CNRS en matière de promotion par rapport aux délibérations du Comité national, alors que les réformes que vous conduisez, sous l’autorité du président de la République, se réclament d’une volonté d’améliorer la qualité et l’indépendance des processus d’évaluation des chercheurs et des enseignants?
2. Quels sont les critères autres que celui de l’«excellence» dont peut se targuer la Direction générale du CNRS pour ne pas tenir compte, cinq années consécutives, d’une recommandation argumentée par un rapport écrit de la section compétente du Comité national?
Vous comprendrez que la communauté scientifique française attend avec impatience votre réponse quand elle continue à douter du bien-fondé des réformes de l’Université et de la Recherche que vous avez engagées, en particulier du point de vue du respect de la liberté académique, et voit avec inquiétude un nombre croissant de présidents d’Université passer outre aux classements des commissions de spécialistes pour recruter ou promouvoir «leur» candidat à la faveur de l’«autonomie» dont ils peuvent désormais se prévaloir. Il en va également de la crédibilité internationale du CNRS et de l’Université française, que met à mal ce genre de mesures discrétionnaires. Enfin, à l’approche d’une élection à laquelle vous êtes vous-même candidate, Madame le Ministre, les citoyens ont le droit de savoir sur quelle conception précise de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ils ont à se prononcer, dans la mesure où les régions sont devenues des partenaires importantes de l’Université et des organismes de recherche.
Dans l’attente de votre réponse, et vous en remerciant par avance, je vous prie d’agréer, Madame le Ministre, l’expression de ma haute considération.
Jean-François Bayart
Directeur de recherche au CNRS
SciencesPo-CERI
56, rue Jacob
75006 - Paris