mardi 13 mai 2008

Les massacres de mai-juin 1945 dans le Constantinois vus par l’Office of Strategic Services (O.S.S.) 1 - Jean-Louis Planche

NB : le texte qui suit est une version inédite d'un article de Jean-Louis Planche (jlp7@wanadoo.fr) présenté au colloque de Guelma des 6 et 7 mai 2008. L'article est diffusé en trois parties. Vous pouvez vous adresser directement à l'auteur pour obtenir une intégrale au format classique.
En mai et juin 1945, Alger reste le poste le plus important dans le monde, après Paris, de l’Office of Strategic Services (O.S.S.), la plus vaste agence de renseignement des Alliés, et la première dont les Etats-Unis se soient dotés. La Seconde guerre mondiale n’est en effet pas achevée, elle se poursuit dans l’Océan pacifique, et nul ne sait quand elle se terminera. Personne n’a entendu parler de la bombe atomique, et ceux qui sont informés ignorent quels seront ses effets. Pour l’opinion, la défaite du Japon sera longue à obtenir, île après île, et la guerre s’achèvera sans doute en 1946, voire 1947, peut-être en 1948.
L’O.S.S. demeure donc très active. Il lui est essentiel de savoir ce qu’il se passe en Algérie, sa base arrière pour l’Europe d’où est partie la reconquête par le Sud. Les massacres de mai et juin 1945 dans le Constantinois ont si vivement intéressé l’agence que dès le 17 mai, elle a compris ce dont il s’agissait, ainsi que le montre cette étude appuyée sur une série de rapports envoyés entre mai et juillet 1945 d’Alger à Washington, dont les plus significatifs ont été extraits.
L’O.S.S. en Algérie
Avant d’analyser ces textes, il est nécessaire de présenter l’O.S.S., son personnel et ses méthodes de travail, afin de juger la qualité des renseignements qu’elle recueille
[i]. En dehors de quelques spécialistes, l’agence est mal connue en France. Elle est le plus souvent ignorée, sinon des lecteurs de romans d’espionnage[ii]. On ne saurait s’en étonner, dans le climat d’anti-américanisme de l’après-guerre, ce silence sur l’O.S.S. permettant de valoriser les exploits du B.C.R.A. (Bureau central de renseignement et d’action) de la France Libre, non négligeables certes, mais forcément limités par le manque de moyens des Gaullistes.
L’O.S.S. est le premier service général de renseignement (Joint Intelligence) des Etats-Unis qui n’en avait aucun jusqu’à Pearl Habor, en décembre 1941. Après ce désastre, le président Roosevelt fait créer l’O.S.S., avec l’aide et le soutien des alliés britanniques (Intelligence Service), malgré l’opposition de l’armée, du Département d’Etat, et d’une partie de la presse. L’opposition ne cessera pas, certains journalistes influents n’hésitant pas à écrire à propos de l’O.S.S. qu’elle est une véritable "Gestapo", comparaison avec la police de l’Etat nazi qui est significative de la haine suscitée dans certains milieux.
Contrairement à ce qui est encore écrit en France, l’O.S.S. n’est pas l’ancêtre de la C.I.A
[iii]. Elle s’en différencie par de nombreux points. Ses officiers sont des universitaires, des chercheurs en sciences sociales ou en sciences exactes, des journalistes, des avocats, des hommes d’affaires, sortis des plus grandes universités. Souvent recrutés par cooptation, ce sont des "démocrates", au sens américain du terme, qui adhérent au programme progressiste de Roosevelt. Donovan, qui est à leur tête, est un ancien camarade à l’université Columbia de celui-ci. Devenu un brillant avocat d’affaire à New York, il sera fait général par le Président pour diriger l’agence.
L’agence est encore marquée par l’isolationnisme qui a été la ligne conductrice de la politique étrangère des Etats-Unis pendant deux siècles, et qui a conduit au désastre de Pearl Harbor. Elle n’a pas d’aviation, et doit demander les appareils dont elle a besoin à l’U.S. Air Force qui apprécie modérément les "hightbrows"
[iv] de l’O.S.S. Elle n’a pas de service "action" développé, bien que ce soit elle qui organise le soutien des organisations de résistance en Europe occupée par les allemands, par parachutage d’agents, d’appareils radio, d’armes et d’argent. Au premier semestre 1945, elle emploie près de 20 000 personnes.
La spécificité de l’O.S.S.est de pratiquer la Joint Intelligence, terme que l’on peut traduire en français par le traitement coordonné et continu du renseignement. Elle suppose la multiplication des sources, afin de parvenir à la densité d’informations qui permettra, par de multiples recoupements, d’obtenir le renseignement le plus sûr ; elle suppose qu’ensuite celui-ci soit diffusé de façon à parvenir aussi bien aux commandements militaires qu’aux centres de décision politiques.
Cette pratique n’allait pas de soi, ainsi qu’on l’avait vu en Algérie lors du débarquement anglo-américain en novembre 1942. L’information préalable avait été recueillie par le commandement auprès du Département d’Etat, et de la Marine et de l’Armée, chacune de ces entités ayant son propre service de renseignement, celui du Département d’Etat étant informé par l’équipe qu’avait réunie à Alger le Consul général Murphy, représentant personnel du président Roosevelt. La multiplicité de ces organes, peu portés à coopérer, favorisait l’amateurisme et le manque de fiabilité des informations. Cela explique les erreurs : sous-estimation des capacités de la défense française, refus de prolonger le débarquement jusqu’à Annaba, choix de l’amiral Darlan, etc... Le haut commandement français a pu légitimement croire jusqu’au début de l’année 1943 que les Allemands parviendraient à rejeter à la mer les Anglo-saxons.
Au premier semestre 1945, l’O.S.S. s’est enfin imposée, face aux services de renseignements concurrents dont les informations n’ont plus la capacité de brouiller les siennes. A Alger est le plus gros poste du JICAME (Joint Intelligence Collection Agency for Africa and Middle East), le bureau de renseignement O.S.S. pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Le poste est dirigé par le major W.K.Ryce qui a le titre de représentant personnel du général Marshall, le chef de l’Etat-major général des forces américaines, ce qui lui assure un poids décisif.
L’importance du poste d’Alger dans le dispositif de l’O.S.S. tient à ce que la guerre se poursuit contre les Japonais, notamment en Chine où les Etats-Unis ont pour allié le général Tchang Kaï-Chek. Les armées de cet officier général nationaliste, anticommuniste, sont ravitaillées en matériel militaire par un gigantesque pont aérien au-dessus de l’Atlantique, depuis les usines de la côte Est des Etats-Unis. Ce pont aérien se poursuit au-dessus du Sahara algérien, du désert de Libye puis d’Egypte, et il revient au poste O.S.S. d’Alger de veiller à sa sécurité. Cela explique que les effectifs du JICAME, pour l’essentiel regroupés au poste JICA d’Alger, s’élèvent à 77 officiers et civils, alors que ceux du JICA/China ne soit que de 17 hommes.
Les Américains sont donc encore très présents en Algérie au printemps 1945. Ils gèrent plusieurs aéroports, dont celui de Maison-Blanche (auj. Houari Boumédienne) qui ne sera restitué aux Français qu’au printemps 1946 et celui de Blida. Mais ils accordent aussi une grande importance aux ports d’Alger, Bougie, Annaba et Oran. Ce sont en effet les seuls ports intacts de Méditerranée occidentale en eau profonde. Ceux d’Europe du Sud sont en ruines
[v]. Les ports d’Algérie sont donc importants dans le dispositif américain de ravitaillement de l’Europe. Quant à l’Algérie, au printemps 1945, elle reçoit des Etats-Unis son lait, ses vêtements, ses chaussures, son ciment. Et l’Armée d’Afrique est ravitaillée en essence, en munitions par l’aviation américaine qui transporte également au besoin ses soldats[vi].
Ces liens de dépendance expliquent que de nombreux rapports confidentiels de l’armée française se retrouvent dans les archives américaines, et que les informations qu’ils contiennent soient complétées par de nombreux contacts verbaux entre Américains et Français. On se tromperait en imaginant que la force du dollar explique la multiplicité de ces contacts. Les Américains disposent seuls d’un produit fabuleux, issu de leurs laboratoires, le premier antibiotique, la pénicilline, qui atteint des prix vertigineux au marché noir
[vii]. La proximité des hommes de l’O.S.S. avec les Européens d’Algérie est si grande qu’il se fait même des mariages[viii].
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Notes
[i]- Sur l’O.S.S., cf. AMERINGER, Charles D., U.S. foreign intelligence : the secret side of american history, Toronto (Massachusetts), Lexington Books, 1990 - RAMOS, Raphaël, De l'O.S.S. à la CIA, Montpellier, Université Paul Valéry, 2° trim. 2006, 133 p., index.

[ii] - Notamment la série publiée par Jean Bruce dans les années 1950-1960, dont le succès est liée à l’utilisation de stéréotypes combinant violence, traîtrise, sexe et alcool.

[iii] - Fermée en octobre 1945, l’O.S.S. est remplacée en janvier 1946 par le Central Intelligence Group, créé par la président Truman, véritable ancêtre de la C.I.A.

[iv] - En français, les "intellos". Plus péjoratif encore, apparaît le mot "eggheads", les "têtes d’oeufs".

[v] - Les ports d’Espagne ne peuvent être utilisés, ce pays, allié d’Hitler et de Mussolini, ayant fermé ses frontières depuis le débarquement anglo-saxon en Afrique du Nord en novembre 1942.

[vi] - 4 Dakotas de l’US Air Force mis à la disposition, par l’intermédiaire des Britanniques.

[vii] - D’invention anglaise, mais dont la production a été industrialisée aux Etats-Unis par les laboratoires Pfizer.

[viii] - Entretiens avec Mme Marguerite M..., veuve d’un officier O.S.S. épousé à Alger.

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